Entretien des ponts : "On s’est reposé sur nos acquis depuis la seconde guerre mondiale"

L’entretien de nos ponts a été largement négligé en 70 ans. Toutefois, la situation s’améliore depuis l’effondrement du pont Morandi à Gêne en 2018 et la prise de conscience qui s’est enclenchée.

L’entretien de nos ponts a été largement négligé en 70 ans, ce qui explique pourquoi un pont sur cinq est en très mauvais état en France. La situation s’améliore cependant depuis l’effondrement du pont Morandi à Gênes en 2018 et la prise de conscience qui s’est enclenchée.

Alors que vient de se clore le colloque "Le Pont" qui a eu lieu à Toulouse le 7 et 8 octobre, dédié cette année à la maintenance, Batirama interroge Andrea Bego Ghina, le président du groupe d’ingénierie Infraneo sur l’état du parc français de nos ponts.

 

Andrea Bego Ghina, le président du groupe d’ingénierie Infraneo. © Ilan Engel

 

 

Roman Epitropakis / Batirama : quel est le niveau d’urgence de remise en état de nos ponts en France ?

Andrea Bego : Dans tous les pays d’Europe, on observe la même chose : nous arrivons à la fin de la durée de vie nominale de nos infrastructures construites dans les années 50, 60 ou 70. Or, la durée de vie nominale d’un pont se situe entre 50 et 100 ans. Au-delà, des travaux d’entretien sont indispensables. Nous vivons sur des acquis post-Seconde Guerre Mondiale et les opérations de maintenance permettant de prolonger la durée de vie des ouvrages n’ont pas été anticipées.

Le STRESS indique que 40 000 ponts sont en très mauvais état, soit un pont sur cinq en France. Le Cerema indiquait en mai dernier que 3,3 milliards d’euros seraient nécessaires pour réparer les ponts dégradés recensés. Il faut agir vite car plus nous ignorons le problème, plus leur réparation va coûter cher. Citizing a publié une étude en mars dernier portant sur un échantillon de dix ponts et a conclu que l’investissement serait multiplié par neuf si les travaux d’entretien sont reportés d’une décennie.

 

 

R. E / Batirama : comment sommes-nous arrivés à cette situation ?

Andrea Bego : Tout d’abord par méconnaissance du besoin de surveiller et entretenir les ouvrages pour les maintenir en bonne santé et aussi par manque de moyens. Les communes sont particulièrement impactées car par effet des lois de décentralisation elles ont hérité d’un patrimoine grandissant et vieillissant.

Les statistiques du STRESS indiquent que les ponts en mauvais état représentent 3,4 % sur le réseau d’État concédé. Ce chiffre monte à 8,5 % pour les réseaux départementaux et 62 % des ouvrages relevant de la compétence communale présentent au moins un défaut de structure. Les communes représentent le plus petit échelon dans l’organisation de l’État, celui dans lequel l’élu est le plus dépourvu pour s’entourer de services techniques et il est très difficile pour un non-expert d’identifier ce type de problème. Pour pallier cela, les communes s’organisent de plus en plus en communautés de communes pour mettre en commun leurs moyens. Il n’en demeure pas moins qu’il n’y a pas à ce jour de cadre réglementaire pour la maintenance des ponts.

 

 

R. E / Batirama : est-ce que la situation s’améliore ?

Andrea Bego : Oui, car on a observé un sursaut depuis l’effondrement du pont Morandi à Gênes en 2018. Cela a été un déclencheur pour les pays européens. En France, l’État a lancé le Programme National Pont en 2020 pour aider les communes dans la réparation de leurs ouvrages. Il a chargé le Cerema de faire, par l’intermédiaires des ingénieries privées, l’inventaire des ponts, auquel Infraneo d’ailleurs a participé, car avant 2018 les ouvrages n’étaient pas recensées et on ne savait pas de quelle compétence ils relevaient (commune, département ou État).

 

 

R. E / Batirama : est-ce que nous manquons encore d’informations sur nos ponts ?

Andrea Bego Ghina : Oui énormément. Dans les ouvrages contemporains, c’est-à-dire des vingt dernières années, la documentation est disponible. Mais pour les ouvrages antérieurs, la plupart des plans de récolement ont été perdus, égarés ou bien ne sont plus lisibles. Dans ces plans, on retrouverait par exemple le dessin géométrique des ponts, les notes de calculs, les fiches techniques, les visas des bureaux de contrôle au fur et à mesure de l’exécution, le procès-verbal de réception de l’ouvrage avec les réserves… en somme sa "carte d’identité". Lorsque nous intervenons sur des ponts sans aucune documentation, nous devons tout reprendre à zéro. Il faut donc caractériser les matériaux et comprendre comment l’ouvrage a été construit. Si les données étaient disponibles, ça permettrait d’agir plus vite et de manière plus fiable.

Depuis le déploiement du béton armé dans les années 30, la question de la conservation de la mémoire n’a jamais été adressée, alors qu’elle est un enjeu de maintenance. On commence enfin à en prendre conscience.

 

Réparation du pont de Sully (Paris) pendant les Jeux Olympiques suite à un accident avec une péniche. © Infraneo

 

 

R. E / Batirama : est-ce que le déploiement des "carnets de santé des ponts" progresse ?

Andrea Bego : Oui. Pour rappel, ce carnet de santé est un espace en ligne attribué à chaque pont où il est possible de stocker les données de l’historique de suivi sur l’ouvrage. Cette documentation est très précieuse car relire l’historique d’un ouvrage est la première chose à faire pour le restaurer. Savoir par exemple si une fissure existait auparavant ou non ou bien si elle s’est aggravée ou stabilisé ne donnera pas du tout le même diagnostic. Cela permet donc de gagner du temps et de fournir un travail de restauration plus précis.

Aujourd’hui, près de 15 000 communes ont répondu à la proposition du carnet de santé et 63 180 ouvrages possédaient un carnet de santé en novembre 2024. Il faut à présent poursuivre cette démarche pour que ces informations soient continuellement mises à jour. Ma seule crainte est que cette plateforme ne perdure pas, faute de fonds suffisants. Cette base de données commence pourtant à devenir consistante. Jamais un tel recensement n’avait été réalisé, toute la profession s’était mobilisée.

 

Le dispositif d’inspection télévisuelle INTELO développé par l’équipe R&D d’Infraneo permet de télé-inspecter les ouvrages d’art, tels que ponts et viaducs, sans avoir à interrompre la circulation. © Infraneo

R. E / Batirama : quel est l’impact du changement climatique sur la maintenance des ponts ?

Andrea Bego : Outre l’entretien, nous devrons tenir compte des effets du changement climatique sur nos ouvrages. Trois éléments vont particulièrement les impacter : la température, le vent et l’eau. Par exemple les fortes pluies génèrent des crues qui sollicitent fortement les piles des ponts, alors que la sécheresse met à nus des fondations en bois en mettant la stabilité de l’ouvrage en péril.

 

 

R. E / Batirama : quelles sont les dernières technologies qui permettent d’optimiser le coût de la maintenance ?

Andrea Bego : Au sein de notre bureau d’études, nous travaillons sur deux enjeux. Dans un premier temps sur la collecte des données par exemple à l’aide de capteurs pour mesurer par exemple des changements d’inclinaison, ou l’ouverture des fissures. Puis sur la manière de les exploiter.

J’aimerais qu’à l’avenir les jumeaux numériques couplés à une instrumentation plus poussée des ouvrages nous aident à mieux cerner leur évolution et les pathologies pour prévenir les risques associés.

 

Suivi des évolutions des contraintes dans le béton pendant la mise en place de post-contrainte dans un pont précontraint. © Infraneo

Outre les capteurs, nous utilisons aussi des robots pour l’inspection. Je pense au cycle de l’eau et à la manière d’aller reconnaître les ouvrages souterrains qui ne sont pas forcément accessibles. On a mis en place des outils robotisés équipés de caméras et de capteurs pour atteindre des endroits inaccessibles à l’homme.

Un robot de la gamme CurioCity est spécialement conçue par l’équipe R&D d’Infraneo pour inspecter et ausculter les ouvrages souterrains semi-visitables. © Ad Signum



Source : batirama.com / Roman Epitropakis / © Infraneo

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